Vivre, expérimenter, raconter
Collection: Cahiers d'enquêtes politiques
de Le collectif d'enquêtes politiques et Marie-Pierre Brêtas, Pierre Cabanes, Daniel Colson, Didier Demorcy, Ursula Gastfall, Marc Monaco, Isabelle Stengers
Autour du Livre
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Presse :

Lundi matin, 15/06/16, Cahiers d’enquêtes politiques.

Ces Cahiers d’enquêtes politiques rassemblent sept récits d’expérimentations et sept textes écrits dans leur sillage. Il y est question d’amateurs de science-fiction et de la Renaissance, de Mai 68 et d’enquêtes ouvrières, de soin et de squat, de communautés qui s’accrochent à la vie, de jardins collectifs, de ruines d’industrie, de hack et de machines bidouillées. Autant d’enquêtes singulières qui engagent, à chaque fois, des manières de faire collectif et des manières de raconter. Ces textes invitent à circuler entre des mondes et à y glaner les moyens de transformer d’autres situations, ailleurs. Ils ne constituent donc pas un programme, plutôt une invitation au voyage

Le collectif d’enquêtes politiques: Notre Collectif d’enquêtes politiques veut faciliter la transmission de récits d’expériences collectives qui ne se laissent ni interpréter, ni capturer par une logique programmatique. C’est un agrégat fragile, qui tente d’échafauder une pensée collective, malgré le tumulte de nos vies, malgré la distance et nos parcours divers. La politique que nous défendons articule la pluralité des formes de vie, expérimente des nouveaux rapports entre les êtres et doit pouvoir faciliter des passages entre les mondes. Par l’intermédiaire de la série des Cahiers d’enquêtes politiques, nous voulons doter cette politique d’une ouverture aux rencontres improbables et aux alliances étranges.

Format: 21 x 29 cm, 148 pages
Papiers: Munken Print White 80g, Print Speed Ivoire 80g, Sirio Vermiglione 210g
ISBN: 978-2-9555738-3-9
Dépôt légal: avril 2016

14,00 14,00

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Table des matières:

1. Construire des communautés,
Ursula Gastfall, /tmp/lab, Usinette.org.

2. Tenir la terre,
Didier Demorcy.

3. La maison goudouli,
Pierre Cabanes.

4. Hautes terres,
Marie-Pierre Brêtas.

5. Quel détroit ?
Marc Monaco.

6. Sf antiviral. ou comment spéculer sur ce qui n’est pas là,
Isabelle Stengers.

7. Enquêtes ouvrières et philosophie de l’anarchie,
Daniel Colson

 

Extrait: Tenir la terre, Didier Demorcy.

Ne plus savoir dormir

Je n’ai pas été vraiment à l’école, j’ai vite travaillé dans le théâtre, puis j’ai commencé à faire des documentaires.

Ça fait quand même déjà un petit paquet d’années. Puis, il y a douze ans à peu près, j’ai commencé à m’intéresser plus directement aux questions de production de nourriture, en gros. Ça a fait suite à une discussion que j’ai eue avec mon fils, qui a été voir un documentaire chez un voisin et qui, quand il est revenu, pour la première fois de sa vie, n’a pas réussi à s’endormir. Ça ne lui est plus jamais arrivé !
Il n’arrivait pas à dormir. Je lui ai demandé de descendre – on était avec un ami – et il nous a expliqué qu’il avait vu un documentaire qui établissait clairement la réalité du réchauffement climatique et ses conséquences. C’était il y a douze ans. C’est vraiment quelque chose qui a fait date en Belgique francophone. Les gens ont commencé à en parler… Avant, dans les milieux dits « informés », c’était quelque chose dont on n’était pas encore tout à fait sûrs : « Est-ce que, vraiment, ça existe ? » Puis, ce petit gamin, là, il ne savait pas dormir. Il ne savait pas dormir, et c’est la seule fois de sa vie où il n’a pas su s’endormir. Et donc on a parlé, et moi je n’ai rien trouvé de plus malin que de lui dire : « T’inquiètes, on s’en occupe ! » Le truc un peu idiot… qu’un père peut dire à son fils. Voilà, je ne vous souhaite vraiment pas de dire une bêtise pareille.

Du petit jardin au projet de maraîchage collectif

Quand je disais ça, je pensais à mon petit jardin que je venais de commencer. Ça ne faisait pas longtemps que j’avais une maison à la campagne. J’avais commencé un petit jardin. Et là, ça a été un peu terrible, pendant trois ans, je m’en occupais, c’est-à-dire que je réfléchissais en permanence. J’étais quelque part et je réfléchissais à comment on fait ? Comment on fait pour se nourrir ? Comment ça se passe s’il n’y a plus d’électricité, … tiens, les bougies… Je pensais aux gens qui vont crever de faim, et qui vont venir sur les routes. Ils vont attaquer les villages. Alors comment est-ce qu’on va faire pour se défendre ? Qu’est-ce qu’on doit construire ? Un mur ? Est-ce qu’on met des miradors ? Est-ce que je dois apprendre à tirer avec une arme ? J’ai fait ça pendant trois ans, comme un fou. Je l’ai vraiment fait. Je n’en parlais pas, parce que c’est un peu honteux, d’être fou comme ça. Mais je ne savais pas !

Puis, à un moment donné, j’ai commencé à me dire que le mieux, peut-être, ce serait d’arrêter de craindre ce qui allait advenir, le mieux c’était de s’occuper de là où on en était. La bascule, elle s’est faite progressivement, notamment par des apprentissages. Je suis allé suivre des cours chez Gilbert à Mouscron 1. Gilbert, c’est quelqu’un pour qui manger tous les jours est très important. Il dit toujours : « Je préfère manger de la merde avec mes potes que du bio tout seul ! » Même s’il ne mange jamais de la merde ! J’ai donc perfectionné ce petit potager que j’avais, quelque chose que j’avais gardé comme souvenir très joyeux du travail avec mes grands-pères quand j’étais enfant. Je m’y suis intéressé comme si je faisais un documentaire. J’y ai mis la même énergie, la même recherche, pour rentrer à l’intérieur de ce monde-là que je ne connaissais pas.

Progressivement, j’ai fait une formation en agriculture.
Là, j’ai appris à compter. À ce moment-là, j’étais capable d’arriver dans une ferme, de compter le nombre de vaches – enfin de demander le nombre de vaches –, de demander le nombre d’hectares, le nombre d’hectares de céréales, le nombre d’hectares de ceci ou cela, et je pouvais calculer à la fin le revenu de la ferme. C’est tout à fait faisable, et ça c’est une des choses que j’ai apprise et qui m’a frappé le plus à ce moment-là. C’est que : 1) Les revenus des fermiers sont très bas, c’est-à-dire que la marge bénéficiaire est minuscule. Ils gèrent des quantités pas possibles mais pour ga- gner très peu d’argent… 2) Pour passer d’une agriculture conventionnelle à une agriculture bio, c’est une machine très difficile à faire bouger parce que les marges sont tellement petites. Tous les investissements que l’on fait doivent être amortis sur vingt ans… Or, pour pouvoir passer du conventionnel au bio, il faut changer de machines. Donc un fermier dans la céréale qui veut basculer, ça lui prend au moins dix ans… à la fin de la formation, je voulais trouver le moyen de continuer à faire des documentaires tout en me lançant dans le maraîchage à des fins d’auto-subsistance, à mi-temps, voire à un cinquième de temps. Mais je me suis rendu compte que ce n’était pas possible. Les maraîchers ont des revenus très bas et des journées de travail moyennes de douze à seize heures, pendant les temps forts. Je me suis donc mis à imaginer un projet de maraîchage collectif. L’idée, c’était de travailler ensemble une fois tous les quinze jours en moyenne sur l’année, et d’être autonomes en légumes, en tous cas ceux qu’on cultive.

Au départ, ce n’était donc pas un projet collectif, c’était d’abord un projet individuel que je proposais. J’avais deux ou trois connaissances, et puis des gens qui se sont agrégés autour du projet. Je n’ai pas sélectionné, j’ai laissé ouvert le plus possible, et donc il y a des tas de gens qui sont arrivés de partout, que je ne connaissais pas, essentiellement des urbains puisque c’est un projet qui s’est créé à partir de Bruxelles. Lors de la première réunion, j’ai dit aux gens : « Le plus important pour nous, d’abord, c’est d’apprendre à travailler ensemble. La première année, c’est ça. La ré- colte, on verra bien… » Mais j’ai un copain qui était là, qui lui avait fait partie de toutes les marches pour la décroissance etc., et qui avait beaucoup été dans des organisations où il y avait beaucoup de paroles et peu de résultats, et donc il m’a sauté dessus tout de suite en disant : « Non, non ! La récolte c’est super important, il faut de la récolte ! » C’était important. Et ça a conditionné le projet pendant des années. Je me suis senti dans une position, presque une sorte de devoir qu’il y ait de la récolte. Et on a récolté… pour le moment, c’est des sacs hauts comme ça, hein, qui sortent ! Aujourd’hui, je ne suis pas sûr que nous aurions tenu sans cette réussite de la récolte.

À présent, je pense qu’on a finalement réussi à être un projet collectif. Je peux envisager de m’en aller l’année prochaine et ça va continuer. Il y a suffisamment de gens qui ont commencé à apprendre, à se soucier du projet pour qu’on puisse dire maintenant qu’il est collectif, même si l’implication de tous n’est pas égale. Quand tu es dans un projet et que ça commence à être un peu lourd, tu as envie de passer la main. Et donc, la tentative, ça devient vite de dire : « Tout le monde s’y met alors ! » « Si ce n’est pas un, c’est tous. » Et ça, chez nous, ça n’a pas marché.

Donc, au lieu d’arriver tout de suite de un à tous, maintenant, on a fait une étape intermédiaire et elle est technique. C’est-à-dire qu’au départ, on travaillait avec des grandes planches, sur des parcelles qui font un mètre vingt par dix mètres. Donc ça fait douze mètres carrés. Et je coordonnais. Je travaillais au moins deux ou trois jours par semaine. Les gens, ils ne sont pas prêts à faire cet investissement-là, qui est aussi un truc qui ressemble beaucoup à mon cerveau à moi ! Le terrain qu’on utilise c’est mille mètres carrés. Maintenant, on a simplifié, on a inventé quelque chose qui n’est pas impressionnant mais je vous jure que, techniquement, on a tout changé grâce à ça. Le terrain est en fait partagé maintenant en grandes zones. C’est le même terrain mais ici, vous avez chaque fois des jardins et chaque jardin fait six mètres par vingt-cinq, et chaque jardin a un légume phare. Donc c’est le jardin tomates, le jardin des feuilles, le jardin des haricots, par exemple. Et donc, ce jardin-là ne fait plus que six mètres par vingt-cinq, c’est-à-dire cent cinquante mètres carrés. C’est quelque chose qui est déjà un peu plus… Un petit jardin familial, c’est cent cinquante mètres carrés. On se débrouille avec ça.

(…)