Un territoire qui, comme une pulsation…
de Sophie Houdart
Autour du Livre
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– Dates et lieux de présentation à venir …

Que signifie vivre dans un monde contaminé par de faibles doses de radioactivité ? C’est la question que Sophie Houdart se pose depuis l’accident nucléaire de Fukushima Daiichi survenu le 11 mars 2011. Au terme d’une longue enquête ethnographique menée auprès d’un petit groupe de personnes habitant Tōwa, à une cinquantaine de kilomètres de la centrale, elle restitue la texture de ce territoire et décrit comment, année après année, les repères n’ont cessé de changer. On voit comment les habitants et les agriculteurs cherchent à comprendre leur nouvel état du monde, en expérimentant auprès de scientifiques engagés les liaisons et déliaisons qui font leur quotidien.

Présentation de l’autrice : Sophie Houdart est anthropologue, directrice de recherche au CNRS au sein du Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative (LESC) de l’Université Paris Nanterre. Elle s’intéresse aux modes de construction et de pratiques locales de la modernité au Japon ainsi qu’aux thèmes de la création et de l’innovation. Elle est également membre active du collectif hybride, Call It Anything, chapeauté par F93, regroupant plusieurs chercheurs en sciences sociales, des artistes et des vidéastes pour des expérimentations croisées sur les thèmes du trouble, du territoire abîmé, de la radioactivité et de la recomposition des existants. Elle poursuit aujourd’hui sa réflexion sur les territoires nucléarisés en l’élargissant aux territoires de La Hague, dans le Cotentin, et de Rokkasho-mura, dans la préfecture d’Aomori (Japon), à propos desquels elle fait l’hypothèse qu’ils ont été conçus comme des analogons.

Ouvrages de l’autrice déjà parus :

La cour des miracles, CNRS Éditions, 2008.
Kuma Kengo. Une monographie décalée, éd. Donner Lieu, 2009.
L’universel à vue d’œil, Pétra, 2012.
Humains, non humains. Comment repeupler les sciences sociales (avec O. Thiery), La Découverte, 2011.
Les Incommensurables, Zones sensibles, 2015.

Le mot des éditeurs : Le livre s’inscrit dans la lignée des grands textes d’anthropologie narrative contemporains. À la croisée des sciences humaines et de la non-fiction, il se lit comme un récit de terrain, sensible et incarné, qui explore la manière dont la contamination bouleverse nos façons de vivre, de sentir et de penser le monde. Loin de toute posture de surplomb, Sophie Houdart s’implique dans son enquête, se montre hésitante et elle-même troublée par ce qui arrive. Le livre offre aussi une réflexion critique sur l’absence de pensée institutionnelle de « l’après-catastrophe » dans la gestion nucléaire internationale. Mais contrairement aux approches technocritiques classiques, l’autrice en propose une lecture incarnée, au plus près des habitants concernés et de l’expérience qu’ils font de la contamination de leur milieu de vie. Enfin, le livre peut être lu comme un point d’étape sur la situation vécue à proximité de la centrale de Fukushima Daiichi depuis la catastrophe de 2011, presque 15 ans après sa survenue. De ce point de vue et étant donné que la France est un pays hautement nucléarisé, le livre fournit un précieux témoignage de ce qui pourrait nous arriver, dans la situation terrible où un désastre nucléaire viendrait à y survenir.

Le livre sera disponible en librairie à partir du 09 janvier 2026 !

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Format: 15 x 20 cm, 450 pages
Papiers: Munken Print 70g, Pergamenata naturale 90g
ISBN: 978-2-955738-8-4
Dépôt légal: janvier 2026

24,00 24,00

Disponible sur commande

Table des matières:

Chapitre 1 – Dislocations
1. Zoner
Ritournelle 1
2. « Voir une fois au lieu d’écouter cent fois »
3. Changer de coordonnées

Chapitre 2 – Consistances
4. Zones grises
Ritournelle 2
5. « Sous le ciel » (tenka 天下)

Chapitre 3 – Cohabitations, puissances, impuissances
6. Précis d’écologies relationnelles en territoire contaminé
7. Les rubans roses
8. Des vies élémentaires

Chapitre 4 – Reprises et contretemps
9. Erreurs d’aiguillage
10. Ce qui reste

Épilogue
Remerciements
Notes
Bibliographie
Cartes

Extrait :

Dans ce qui va suivre, je parlerai depuis quelque part et c’est donc depuis là qu’il faudra entendre mon propos. Et cela complique tout. Ce quelque part, c’est la petite ville de Tōwa 東和町, sise, dans un dédale compliqué de collines verdoyantes, à une cinquantaine de kilomètres de la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi. Ceux qui comptent ici, ce ne sont pas les gens déplacés ni ceux endeuillés par le tsunami : ce sont des gens qui sont restés et qui font l’apprentissage de « vivre avec » des faibles doses – mais des doses quand même – de radioactivité.

Que signifie vivre dans un monde contaminé par la radioactivité ? La question est épineuse et impose de comprendre d’abord à quoi ressemble Fukushima. Comprendre qu’il s’agit d’un territoire. Comprendre ce qui le constitue. Comprendre que ce qui le constitue, précisément, a changé du fait de la présence de ce nouvel existant, la radioactivité.

Et encore, lui donner une texture.

Imaginez le nord-est du Japon. Une côte, et en un point de la côte, une centrale – des centrales : Fukushima Daiichi, Fukushima Daini. Longeant la côte : la route 6, renommée dans les années 1980 « la Ginza des centrales » – ici on dirait « les Champs-Élysées des centrales ». Fierté progressiste tout entière contenue dans ce panneau qui ouvrait la ville : « L’énergie nucléaire pour un avenir radieux » (genshiryoku akarui mirai no enerugii 原子力明るい未来のエネルギー).

Cet endroit – la zone – concentre souvent nos imaginaires, nourris depuis Tchernobyl. Mais au Japon, la zone, c’est d’abord un cercle de vingt kilomètres de diamètre. Un bout de terre, un bout d’océan. La centrale : centrale. Modèle concentrique qui facilite grandement l’administration du désastre, hérité, m’avait-on dit un jour, du modèle de dispersion de la radioactivité après le largage d’une bombe, comme à Hiroshima ou à Nagasaki. Un faisceau, un rayon. Une onde, une propagation.

Dans les faits, bien sûr, c’est différent. Dans les faits, cela ressemble plus, m’avait-on dit aussi, à des « taches de léopard ». Dans les faits, quand j’emprunte pour la première fois la route 6 qui traverse la zone en 2015, quelques mois après sa réouverture à la circulation, peu avant Odaka, à onze kilomètres de la centrale, une pancarte marque l’entrée du Grand Tremblement de terre et de la Zone d’inondation du tsunami. Des fanions jaunes un peu partout indiquent que des « travaux de décontamination [sont] en cours ». Un panneau plutôt discret signale qu’il ne faut pas sortir de la voiture à cause de la radioactivité. Et tout est effectivement conçu pour m’obliger à y rester : ce qui s’apparente à un bas-côté est barré, tout comme les entrées des propriétés privées, les parkings des supermarchés, des stations-services, des restaurants de nouilles ou des salles de pachinko. Après Odaka, toutes les routes et tous les chemins qui partent de la route 6 sont fermés par des barrières en fer et les accès gardés par des policiers. Dans les faits, sur vingt kilomètres ce jour-là, fenêtres fermées, je conduis ma cellule de confinement. Je respire à fleur de peau mais en vain, je me sens dans ce qui m’entoure en même temps que tout ce qui m’entoure est en moi. L’expérience est marquée, sidérante, mais impossible de s’en saisir au moyen de l’imaginaire à disposition, Tchernobyl, Hiroshima.

Maintenant, éloignez-vous un peu. Parce que la zone ne peut être le nœud de l’affaire. Ce à quoi on réfère – chez nous – par Fukushima (tandis que les Japonais parlent du Grand Séisme ou de la Grande Catastrophe du nord-est du Japon, higashi nihon daishinsai 東日本大震災) ne peut s’épuiser là, dans cette zone qui, à mesure des années, rétrécit et voit ses habitants revenir – quoiqu’au compte-gouttes. Difficile en effet de dire, le temps passant, à quoi réfère ce qu’on pourrait être tenté d’appeler la zone. Réouverte, donc, à la circulation en 2015, réaménagée autour de nouvelles mairies, de complexes immobiliers et d’usines de haute technologie construits ou reconstruits par le gouvernement à un coût plusieurs fois supérieur au budget des instances locales, la zone a même accueilli, pour faire valoir l’effort de Reconstruction, le départ de la flamme olympique en mars 2021… Ce qu’on appelle la zone, donc, se délite. Elle devient le décor majeur d’une scène qui promeut la reconstruction (fukkō 復興), la renaissance (saisei 再生), la revitalisation (fukkatsu 復­活) – le vocabulaire japonais ne manquant pas pour dire ce qui se refait, se reprend.

S’éloigner, donc. On reprend la route 6, on remonte vers le nord, on sort bientôt de la zone en suspens, on bifurque sur la gauche, on quitte la plaine et on s’engage dans le dédale des collines. Comme la radioactivité il y a dix ans. Le système de navigation intégré à la voiture nous guide de sa voix claire et assurée. Mais dans les faits, deux années plus tôt en 2013, je ne parviendrais pas jusqu’à la route 6 parce que j’en suis constamment détournée. Telle autre route est fermée par un check point parce qu’on a découvert à proximité un hot spot, une expression très tangible d’un existant tout à fait invisible, impossible à appréhender dans ce paysage par ailleurs très beau. À force de détournements, le système de navigation intégré au véhicule semble, lui aussi, manquer ses repères. À une autre occasion, il finira carrément par cesser de fonctionner, interrompant ses remises à jour successives, m’abandonnant à mes errances. Mon trajet contrarié me fait comprendre qu’il y a, pour la radioactivité, des courants et des terrains propices, des canaux où s’engouffrer, des montagnes et des cimes d’arbre auxquelles s’accrocher, des cours d’eau à descendre, et que le territoire doit dorénavant être réorganisé de manière que ses déplacements à elle croisent le moins ceux des humains. Mais du coup, c’est compliqué – pour les humains.

À une cinquantaine de kilomètres de la centrale de Fukushima Daiichi, on arrive dans la petite ville de Tōwa, dans laquelle les habitants, donc, sont restés vivre – je veux dire par là qu’ils n’en ont pas été déplacés, et que très rares sont ceux qui l’ont quittée. Leur environnement a été substantiellement modifié par la catastrophe (trop loin de la côte, la ville n’a pas été touchée par le tsunami et si elle a été secouée par le tremblement de terre, elle n’a pas été endommagée), mais il n’a pas été jugé suffisamment contaminé pour qu’une évacuation de la population ait été envisagée. Si on pouvait être sûrs de savoir ce qu’on dit, on pourrait se risquer à dire que la topographie a été plus favorable à Tōwa qu’à plusieurs des communes voisines – Iitate, Yamakiya, Namie, desquelles les habitants ont été évacués –, quoiqu’il faudrait encore être précis en la matière, parce que cela change d’un coin à l’autre de Tōwa, comme de Iitate, de Yamakiya ou de Namie.

Voilà. On y est. On peut se poser un peu. S’installer provisoirement. Tenter de comprendre, depuis ce lieu très précisément, ce que signifie vivre en pays abîmé – monde, planète, paraissant d’un coup un peu gigantesque.

Depuis là, commencer à décrire.