Première édition en librairie en novembre 2016.
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Presse :
– France culture, 13/03/17, La Fabrique de l’Histoire, – Lundi matin, 28/11/17, La colonisation du savoir.
– Le monde diplomatique, 03/17, par Mathieu Léonard.
Tabac, coca, quinquina, cacao, gaïac, peyotl, poisons, abortifs… De 1492 au milieu du XVIIIe siècle, les Européens s’approprient en Amérique d’innombrables plantes médicinales. Au moyen d’expéditions scientifiques et d’interrogatoires, ils collectent le savoir des Indiens ou des esclaves pour marchander des drogues, et élaborent avec elles les premières politiques de santé. Dans le même temps, inquisiteurs et missionnaires interdisent l’usage rituel de certaines plantes et se confrontent aux résistances des guérisseurs. Botanique, fraudes et sorcellerie : entre les forêts américaines et les cours du Vieux Monde, ce livre raconte l’expansion européenne comme une colonisation du savoir.
L’auteur: Samir Boumediene est chargé de recherches au CNRS, à l’Institut d’histoire des idées et des représentations dans les modernités (UMR 5317). Il mène actuellement des recherches sur l’histoire de la question et du questionnaire, du Moyen Âge à nos jours. La colonisation du savoir est tiré d’une thèse soutenue en octobre 2013, et lauréate du prix de thèse du Musée du Quai Branly et de l’AMADES.
Format: 21,5 x 14,5 cm, 480 pages.
Papiers: Munken pure 300g, et Olin Regular Blanc naturel 90g
ISBN: 978-2-9555738-1-5
Dépôt légal: novembre 2016
24,00€ 24,00€
Table des matières:
Préface imaginaire à une histoire invisible
0.L’appropriation des Indes
Livre I – Un nouveau monde médicinal
Note. Galénisme et pratique médicale en Europe
1.Nouvelles plantes, anciennes médecines (1492-1570)
2.Le questionnaire des Indes (1570-1580)
3.Une appropriation européenne (1580-1640)
Pause (I) Les médecines du monde
Livre II – L’or amer des Indes
Prologue. Le mauvais air
4.L’écorce des jésuites (1640-1660)
5.Le spécifique des fièvres intermittentes (1670-1710)
6.L’arbre retrouvé (1710-1751)
Épilogue. Arnaques, crimes et botanique
Pause (II) La conquête des savoirs
Livre III – Ruptures de communication
Note. À la recherche des abortifs américains
7.Le médical et le non-médical
8.Le contrôle des manières de vivre
9.La résistance des matériaux
10.Avoir et savoir
Postface. Circé aux Amériques
Extrait: Préface imaginaire à une histoire invisible
L’origine de ce livre remonte loin, très loin, jusqu’à une question que sans doute beaucoup d’enfants se sont un jour posée.
Dans un monde où dominent des remèdes calibrés et prêts à l’emploi, il peut paraître banal de voir un médicament atténuer des douleurs d’estomac. L’affaire n’est pourtant pas si triviale. Avant d’être synthétisées, les molécules sont prélevées, dans la plupart des cas, sur des végétaux. Ce qui veut dire qu’une écorce, une racine, ou une feuille a la propriété de mettre un terme à une souffrance, ou bien de favoriser la réalisation d’une performance – sportive, sexuelle, scolaire, etc. Il y a deux manières de s’en étonner et de trouver cela fascinant. On peut se demander pourquoi de telles propriétés existent. On peut, aussi, se demander comment elles ont été connues.
Entre le XVIe et le XVIIIe siècle, de nombreux auteurs européens imaginent que les êtres humains ont « découvert » les remèdes en observant les animaux, voire en parlant avec eux. En Amérique, en Asie, en Europe ou en Afrique, d’autres légendes racontent que des esprits ou des dieux ont transmis les remèdes et les poisons aux hommes et aux femmes, cette transmission scellant bien souvent l’association d’une communauté avec les êtres du monde invisible. Le paradis des monothéismes abrahamiques, ce n’est pas anodin, est établi autour d’un arbre de santé.
Pour un savant d’aujourd’hui, il est plus raisonnable d’attribuer la découverte des effets d’une plante au hasard. Une malencontreuse confusion permet de connaître le caractère venimeux de tel champignon quand une autre plus heureuse permet aux malades d’une diarrhée de soulager leur peine. Vient alors le moment où le hasard est converti en expérience historique, où l’attention à l’imprévu fonde la connaissance des choses.
Mais comment imaginer, à partir de cette explication par le hasard, que l’usage des plantes puisse atteindre la précision d’un dosage ? Pour employer un remède, il faut en effet connaître la partie du végétal à utiliser, la façon de la préparer et de l’appliquer, et les problèmes qu’elle peut permettre d’affronter. Toutes choses qui supposent qu’une expérience, mauvaise ou bonne, soit répétée dans le temps à tel point qu’elle mène à la définition d’une règle à respecter – un remède s’administre.
Les pionniers malheureux qui ont donné leur vie pour connaître les plantes ne sont pas seulement les personnes mortes par erreur ou par excès de hardiesse. Elles sont aussi toutes celles soumises à des expériences dans lesquelles la quête du savoir se pare d’une dimension politique, avec la punition, et d’une dimension rituelle, avec le sacrifice. Les aliments, les médicaments, les cosmétiques que nous connaissons sont le résultat de ces essais. Chaque jour, nous avalons des morts.
Cette histoire imaginaire est le pays dans lequel naît la figure mythologique et littéraire du guérisseur. Au moyen d’un voyage que lui procure la consommation d’une plante, il peut restaurer l’unité perdue, reprendre parole avec les animaux, les végétaux et les êtres invisibles. Détenteur d’un pouvoir sacré, il est le seul à pouvoir avaler, à pouvoir connaître, à pouvoir faire avaler. On lui demande de soigner, on lui demande de diriger les célébrations rituelles, on lui demande de sacrifier.
Lorsqu’il est une figure imaginaire, le guérisseur possède un pouvoir unitaire, il est juge, sage et médecin. Lorsqu’il est une figure historique, ce pouvoir devient fragmentaire. Suivant les lieux, il est médecin et prêtre, médecin et sage ; il peut être soumis à l’autorité du guerrier, ou être en concurrence avec des juges. Dans l’Europe de l’époque moderne, ces différentes fonctions sont spécialisées et institutionnalisées. Mais même là, un médecin reste un peu un juge pouvant reprocher aux malades leur débauche et il n’est pas si rare que l’on se fasse justice en administrant un poison. La première inscription du pouvoir est de faire incorporer une substance à une personne. Qu’êtes-vous prêt à avaler ? Il n’y a pas de question plus politique.
C’est par là que l’organisation de la vie collective pénètre chaque personne et lui attribue un rôle. Combien de rites de passage, de la naissance à la mort, combien de célébrations, combien de punitions reposent sur l’absorption d’une substance ? La communauté se réunit autour de ce qu’elle reconnaît comme ingérable et elle se divise, se hiérarchise, en déterminant qui peut avaler, qui ne le peut pas.
Pharmakôn est un terme grec de forme neutre qui désigne le remède et le poison, ce qui soigne et ce qui punit. Un poison peut soigner si, à petite dose, il détruit une infection. Un médicament peut tuer si, à forte dose, il provoque une hémorragie. On ne soigne pas un corps sans le secouer un peu, sans prendre quelque risque. Une bonne part de la médication réside dans l’expulsion d’« agents pathogènes » et tout le jeu est de savoir à partir de quand cette expulsion est nécessaire, et à partir de quand elle est dangereuse. De là l’importance des expériences menées sur des cobayes. Qui peut être guéri, qui peut être sacrifié ? La pharmacie est un art politique. Le terme grec pharmakos, de forme masculine, désigne l’expulsion ou le sacrifice d’une personne dans le but de purifier la cité ; la punition de la première guérissant la seconde.
La connaissance qu’un groupe humain a du monde qui l’entoure est solidaire des relations de pouvoir qui le traversent. Elle est ce phénomène qui permet de guérir et de tuer, de soigner et de punir, de prendre et de détruire, de conquérir et de résister. On comprend là l’intérêt d’une histoire des plantes médicinales pour comprendre un phénomène majeur de l’époque moderne : la colonisation des Indes.